Résultats et signification des élections présidentielles américaines (Lénine 1912)
Dans ce bref article, que nous reproduisons, Lénine commente les résultats des élections présidentielles américaines de 1912. Il s’applique bien encore à la situation d’aujourd’hui : aussi bien dans la critique du bipartisme « républicains/démocrates », le plus « efficace » pour « empêcher la formation d’un parti ouvrier indépendant », dans l’analyse de la crise – déjà – de cette démocratie bourgeoise, que dans les capacités de renouvellement de cette dernière face à la montée de la contestation populaire. Les élections aux Etats-Unis en 1912 ont connu le plus important résultat pour un candidat d’un parti socialiste, Eugène Debs, 6%. Le système répond à ce qu’exprime notamment cette poussée par la création d’un éphémère « Parti progressiste », dissident du Parti républicain, aux accents plus étatistes et sociaux (socio-démocrates ?) pour mieux tromper les travailleurs. Après la participation américaine à la guerre impérialiste 1916/1918, les deux partis traditionnels sauront intégrer cette dimension, en particulier face au changement du rapport de force mondial après la Révolution d’Octobre.
Résultats et signification des élections présidentielles américaines (Lénine 1912)
C’est le « démocrate » Wilson qui a été élu président des Etats-Unis d’Amérique. Il a obtenu plus de 6 millions de voix contre moins de cinq millions à Roosevelt (« Parti national progressiste » nouvellement constitué) et moins de quatre millions à Taft (« Parti républicain »). Pour ce qui est du candidat socialiste, Eugène Debs, il en a récolté neuf cent mille.
Si les élections américaines ont une importance mondiale, c’est d’une part parce que le nombre des voix socialistes a beaucoup augmenté, mais surtout c’est parce qu’elles ont fait apparaître une gravecrise des partis bourgeois dont la décomposition a été mise en évidence de façon frappante. Enfin, l’importance de ces élections vient de ce qu’elles ont montré on ne peut clairement que le réformisme bourgeois était un moyen de lutte contre le socialisme.
Dans tous les pays bourgeois, les partis qui défendent le point de vue du capitalisme, c’est-à-dire les partis bourgeois, existent depuis très longtemps et sont d’autant plus solides que la liberté politique est plus grande.
L’Amérique est le pays où il y a le plus de liberté. Et pendant tout un demi-siècle (depuis la fin de la guerre de Sécession de 1860 – 1865), elle a eu deux partis bourgeois d’une force et d’une stabilité tout à fait remarquables. Les anciens propriétaires d’esclaves sont groupés dans le soi-disant « Parti démocrate » et les capitalistes partisans de la libération des noirs forment le « Parti républicain ».
Après l’abolition de l’esclavage, les différences existant entre les deux partis n’ont cessé de s’atténuer. Le principal objet de la lutte qui les a opposés était les tarifs douaniers, et comme cette lutte n’avait aucune espèce de signification sérieuse pour la masse du peuple, chacun des deux partis s’est employé à la tromper, à la détourner de ses intérêts vitaux au moyen de duels aussi spectaculaires que vides de contenu.
Ce « bipartisme » qui a régné tant en Amérique qu’en Angleterre a été l’un des moyens pour empêcher le plus efficacement la formation d’un parti ouvrier indépendant, réellement socialiste.
Or, voici qu’en Amérique, dans le pays qui est à l’avant-garde du capitalisme, le bipartisme vient de faire faillite ! A quoi cette faillite est-elle due ?
A la force du mouvement ouvrier, au développement du socialisme.
Alors que les vieux partis bourgeois (« démocrate » et « républicain ») étaient tournés vers le passé, vers l’époque de l’abolition de l’esclavage, le « Parti progressiste national » qui est le nouveau parti bourgeois est tourné vers l’avenir. Le capitalisme doit-il oui ou non continuer à exister : tout son programme tourne autour de cette question et plus précisément autour du problème de la protection des ouvriers et du problème des « trusts ».
Les anciens partis sont le produit d’une époque qui avait pour tâche d’accélérer au maximum le développement du capitalisme, et leurs désaccords portaient sur les méthodes à employer pour faciliter le plus possible cette accélération.
Le nouveau parti, par contre, est le produit de l’époque contemporaine, où c’est le problème de l’existence même du capitalisme qui est posé. Et comme l’Amérique est le pays qui est le plus libre et le plus avancé, c’est là que ce problème se pose avec le plus de netteté et le plus d’accuité.
Tout le programme, toute la propagande de Roosevelt et des « progressistes » visent à sauver le capitalisme … au moyen de réformes bourgeoises.
Alors que dans la vieille Europe, le réformisme bourgeois n’est qu’un bavardage de professeurs libéraux, on voit qu’en Amérique il s’incarne d’emblée dans un parti de quatre millions d’électeurs. Style américain.
Nous sauverons le capitalisme par des réformes, proclame ce parti. Nous instaurerons la législation ouvrière la plus avancée du monde. Nous soumettrons tous les trusts (en Amérique cela signifie toutel’industrie) au contrôle de l’Etat. Nous instituerons ce contrôle d’Etat afin de faire disparaître la misère, afin que tout le monde reçoive un salaire « décent ». Nous ferons régner la « justice sociale et industrielle ». Nous favoriserons toutes les réformes… La seule dont nous ne voulons pas, c’est l’expropriation des capitalistes.
En Amérique, la richesse nationale totale d’élève à 120 milliards de dollars, soit environ 240 milliards de roubles. Sur cette somme, il y en a environ 80 milliards, soit à peu près un tiers, qui appartient aux deux trusts Rockfeller et Morgan ou qui est contrôlé par eux ! Ces deux trusts composés tout au plus de 40.000 familles règnent sur 80 millions d’esclaves salariés.
D’évidence, tant que ces modernes propriétaires d’esclaves existeront, toutes les « réformes » ne seront que des mensonges. Les milliardaires matois ont manifestement loué les services de Roosevelt pour prêcher ces mensonges. Tant que le capital restera aux mains des capitalistes, le « contrôle d’Etat » promis par Roosevelt se transformera inévitablement en un moyen permettant de combattre et d’étouffer les grèves.
Mais le prolétariat américain ne reste pas endormi. Il monte la garde et il accueille les succès de Roosevelt avec une saine ironie, comme pour dire : Vous avez réussi à fourvoyer 4 millions de personnes par vos promesses de réformes, monsieur le charlatan Roosevelt ? Très bien ! Ces quatre millions de personnes qui ne vous ont suivi que parce qu’elles sentent qu’il est impossible de continuer à vivre comme par le passé, ne tarderons pas à s’apercevoir que vos promesses ne sont que des mensonges.
La « Pravda » n°164, 9 novembre 1912, signé V.I.