Autour de la nouvelle « table ronde » que le ministre de l’agriculture, Stéphane Le Foll, a organisée, les éleveurs ne comptaient guère de soutien réel : pas celui des transformateurs et des distributeurs qui les écrasent pour gonfler leurs marges, pas non plus celui du gouvernement qui adhère plus que jamais aux objectifs européens de développement de la concurrence et des règles du marché capitaliste, pas même celui des principaux syndicats agricoles. Xavier Beulin, président de la FNSEA, bien plus chef d’entreprise que paysan, représente, pour la première fois personnellement, ceux qui profitent du système. Il ne cesse de réclamer un « abaissement des coût sociaux ». Il a d’ailleurs été régulièrement contesté dans les actions des éleveurs.
Le 7 septembre, l’agriculture paysanne ne peut pas s’attendre à davantage de soutien des participants au Conseil européen de l’agriculture, convoqué spécialement à la demande du gouvernement français. Les luttes parallèles de cet été, exprimant la même situation et la même colère, des éleveurs laitiers de Galice en Espagne ou en Belgique notamment, seront aussi mal relayées par les représentants de chaque pays.
Les éleveurs ne relâchent pas l’action dans les régions. Des journées nationales de protestation sont programmées pour le 3 et le 7 septembre (mais sous la coupe de la FNSEA nationale). Cette lutte est décisive. Seule, elle peut et doit porter les revendications fondamentales dans le pays. La rupture avec la « loi » du marché capitaliste est vitale à court terme pour bien des exploitations, à moyen terme pour des filières entières.
Cet été, le gouvernement a tenté de temporiser pour calmer la colère, sans succès. La crise n’est pas due à des aléas conjoncturels – même si l’embargo sur les ventes à la Russie la souligne – mais à un problème structurel. L’annonce de 600 millions d’euros d’aide d’urgence fin juillet pour soulager les trésoreries a logiquement été mal accueillie. Outre l’insuffisance de la somme, 500 millions ne sont que des reports de paiement et les 100 autres des exonérations qui vont peser sur les régimes sociaux.
Lors d’une précédente « table ronde » sur la viande porcine, le gouvernement avait arrangé un accord bancal comprenant un engagement (moral) des transformateurs et distributeurs à payer à partir de juillet les porcs au prix minimum d’1,4 euro le kg, ce qui correspond tout juste au seuil de survie pour les élevages. L’échec actuel de l’accord est instructif mais le principe, pour une fois, est intéressant.
Depuis une semaine, les deux principaux acheteurs refusent d’honorer leur engagement et bloquent le marché français, arguant que ces cours « artificiels » sont bien trop supérieurs aux cours réels du marché international. Une nouvelle fois de façon cynique, ils exploitent effrontément la détresse médiatisée des éleveurs pour se faire octroyer par le gouvernement de nouvelles aides publiques, alors qu’ils profitent déjà en plein du CICE. On peut parier que c’est ce qui sortira après la table ronde du 17 août, probablement sous forme de déduction de cotisations sociales, contre un engagement précaire à revenir sur le marché réglementé « au cadran ». Les « libéraux », les propagateurs du marché capitalistes, vont utiliser cet épisode pour démontrer qu’aucune entrave à la loi du marché n’est possible dans l’Union européenne et pour pousser à la restructuration de la filière mortifère pour les éleveurs et les conditions sanitaires et sociales.
Mais d’un autre côté, l’idée qu’il y a nécessité à fixer administrativement un prix minimum, un prix rémunérateur minimum, avance. Les éleveurs porcins (pour prendre leur cas) travaillent dur, dans des exploitations familiales dont le modèle est largement approuvé. Ils respectent les normes environnementales. Ils répondent à des besoins du pays et même très insuffisamment puisque 30 à 40% du porc consommé en France est importé. Et pour cela, ils devraient gagner zéro, voire perdre de l’argent et travailler en plus à l’extérieur pour ne pas faire faillite en attendant des jours meilleurs. Pendant ce temps, en aval, les distributeurs en particulier, qui ne produisent pas, empochent des marges conséquentes et sont prêts à saigner encore davantage ceux qui produisent pour les arrondir.
Cette réalité scandaleuse est un argument de poids pour faire avancer et gagner, comme le demande notamment les syndicats agricoles progressistes comme le MODEF, le principe de fixation administrative, après négociation, d’un prix plancher rémunérateur du travail paysan, mais qui s’applique à tous les achats vers la France, y compris des concurrents du reste de l’UE, et assorti de coefficients multiplicateurs encadrant les marges des transformateurs et distributeurs. C’est en rupture avec les règles de l’Union européenne ? Et alors ?
Cet été, le gouvernement s’en est allé aussi de quelques déclarations de patriotisme économique : achetons français ! Quelle mauvaise foi ! Bien sûr, on ne peut qu’exiger que soit précisé à nouveau le pays d’origine de la viande chez les distributeurs (et cela vaut pour tous les produits), même si cela va l’encontre de l’UE. Que l’Etat, les collectivités, les hôpitaux, les écoles montrent l’exemple en achetant français : oui aussi, mais cela signifie aussi – ce n’est pas un problème pour nous – d’ignorer les règles européennes d’appel d’offres. Mais économiquement étranglées, les collectivités sont poussées vers les fournisseurs discount. Comme les consommateurs ! Culpabiliser les ménages qui ont du mal à s’en sortir chaque fin de mois dans la crise de l’agriculture française, quasiment les accuser d’un manque de patriotisme, c’est, pour le pouvoir, se défausser de manière indécente. La cause principale est dans le prix.
Des exemples de distribution en « circuit court » sont de plus en plus souvent mis en avant dans les médias, comme des producteurs qui misent sur des produits « haut-de-gamme », ou des filières plus ou moins « bio ». Très bien ! Mais ces possibilités, souvent des niches, ne pourront jamais être le modèle général. L’Ile-de-France serait bien en peine de satisfaire ses besoins alimentaires… A l’inverse, comment peut-on accepter que 20% des porcs consommés en France soient abattus et transformés à l’étranger parce que l’Allemagne notamment a généralisé l’emploi de travailleurs détachés de l’est, sous-payés et tolère le travail au noir ! Le circuit « court » qui correspond à des normes décidées à l’échelon et dans le rapport de force le plus démocratiques : c’est le circuit national.
Toutes ces options se heurtent à l’Union européenne, à sa politique agricole « commune ». Il n’y a pas d’autre choix que de rompre avec elle.
Mais entendons-nous bien, la question n’est pas pour nous de dire que l’ennemi vient de l’extérieur : les gouvernements français successifs, les grands groupes agroalimentaires, les grands exportateurs, les grands distributeurs français adhérent totalement à cette Europe. Au Conseil européen, l’agriculture paysanne française ne sera réellement défendue par personne. Le ministre français fera seulement état des difficultés rencontrées en France par le processus européen de marchandisation intégral pour mieux voir comment le faire passer. Refusant d’assumer cette politique en France, il renvoie les responsabilités décisives vers l’UE. La rupture avec l’UE, c’est dans les Etats et notamment en France qu’elle se gagne, pas à Bruxelles !
Une autre illusion est dangereuse : celle de croire qu’il y aurait eu une PAC mieux inspirée « avant ». C’est faux, même si les dispositifs des années 70/80 paraîtraient aujourd’hui préférables. La PAC a toujours visé à renforcer l’intensité capitalistique de l’agriculture et son intégration sur les grands marchés capitalistes. Mais elle a procédé par étape en commençant par liquider la petite et moyenne exploitation. Au fil des élargissements de l’UE, on mesure par exemple combien le concept de « préférence communautaire », loin d’être protecteur, a accompagné l’insertion dans la concurrence « libre et non faussée », c’est-à-dire sauvage. L’annexion de la RDA, pour ne citer que cet exemple, a donné aux grands groupes d’Allemagne de l’ouest une agriculture très industrialisée, avec d’immenses exploitations, puis l’élargissement de l’UE une main d’œuvre très bon marché de Pologne toute proche. Les étapes suivantes et finales de la PAC en extinction sont en voie : l’extension du libre-échange agricole européen à des pays encore plus ruinés et dominés comme l’Ukraine, la suite de l’insertion dans les marchés mondiaux avec les négociations à l’OMC, peut-être même un marché commun uniformisé avec l’Amérique du Nord (TIPP).
Tout cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des batailles à mener, dans un combat global, pour infléchir certaines dispositions de la PAC et de l’UE. La directive sur les travailleurs détachés, qui permet aux patrons de ne pas leur payer des cotisations sociales du pays où ils travaillent, doit être abrogée. Le refus de dumping social aux frontières de la France est sans doute le meilleur moyen de pression pour cela. La question des « aides » européennes ne peut pas non plus être réglée du jour au lendemain. Sans elles, les éleveurs notamment ne pourraient pas subsister. Mais n’oublions pas qu’elles sont conçues pour contrôler au niveau européen les agriculteurs et accompagner le processus de marchandisation. N’oublions pas non plus qu’elles sont financées à partir des contributions des Etats-membres, dont la France au deuxième rang (La France est contributeur net de l’UE à hauteur de 9,4 milliards d’euros en 2013, solde de ce qu’elle verse et de ce qu’elle « reçoit).
Mais, en même temps, s’il est une activité où le rapport de force existe, en France comme dans de nombreux autres pays, pour s’affranchir immédiatement de la politique de l’UE (de la PAC avec des mesures telles que celles que nous avons mentionnées), c’est bien l’agriculture, parce qu’il y a une situation d’urgence largement comprise par l’opinion, parce qu’elle concerne un besoin essentiel à tous, parce que la souveraineté alimentaire est une exigence spontanément partagée et que les préoccupations « écologiques » croissantes (même détournées par le système) la renforcent.
Aujourd’hui, la rupture avec les politiques de l’UE est une urgence pour notre agriculture paysanne. Bien loin d’être un « repli », elle peut accompagner et encourager les mêmes mouvements dans les autres pays.
Au-delà de l’urgence, la consolidation voire la reconstitution de filières agricoles demande d’autres politiques. L’esprit des coopératives a été largement dévoyé, l’action du Crédit agricole encore davantage. Une intervention publique nationale et locale est nécessaire. Sans parler de la perspective que nous défendons de la nationalisation de la grande distribution. Une refonte aussi de l’organisation des exportations vers des contrats de coopération et d’échange avec les pays insuffisants sur le plan alimentaire est également nécessaire, contre la libéralisation mondiale.
Organisons la solidarité avec les paysans en lutte !